Une Repentance
Faouzi Tarkhani

288 pages
13,3x20,3
18 euros
978-295647-440-1
Chapitre 1
C’était un ciel si beau qu’il semblait venir d’ailleurs. Jamais les constellations de la Grande Ours, d’Orion, de Cassiopée et sa forme de W ne s’étaient tant dévoilées sous ces latitudes. Rougeâtres, blanches ou bleutées, les étoiles se comptaient par centaines.
La lune apparaissait sous la forme d’un croissant lumineux si fin qu’on eût dit un sabre d’argent prêt à fondre sur le monde.
Aussi, quelques flâneurs noctambules, surpris par cette ambiance particulière, restaient immobiles, le nez en l’air ; et il y avait de l’ahurissement dans leurs regards, comme à la vue d’un trésor. Beaucoup, cependant, filaient la tête basse, préférant le bitume comme horizon.
La ville elle-même, enveloppée par ce voile céleste, était métamorphosée. De grandes tours illuminées semblaient se perdre dans les étoiles. Nombreuses, elles bordaient la commune à ses quatre points cardinaux telles de monstrueuses sentinelles. Au cœur des cités, ces édifices aux façades blanches, beiges et grises veillaient sur un ensemble de longs bâtiments bas dont la forme représentait des L, des I et des U. Tout un alphabet aux lettres soigneusement tracées sans courbe ni diagonale, où les parallèles pullulaient, les perpendiculaires foisonnaient, dans un strict quadrillage. Posté au sommet de l’une de ces constructions, on pouvait distinguer de longues avenues mal éclairées où des bolides fonçaient comme des comètes, un parc encadré d’immeubles trapus, ainsi que des centres commerciaux dont les enseignes au néon éclaboussaient de leur lumière violente des murs couverts de graffitis multicolores. Loin au sud, à peine visible à l’horizon, la tour Eiffel réduite à un trait lumineux luisait ; une autre sphère à laquelle n’appartenaient pas les habitants de cette banlieue du nord de Paris. Aussi était-il plus sage d’observer les astres qui brillent de la même manière pour tout le monde, ou encore de plonger son regard vers des décors plus familiers. Les rues étaient sales. Des canettes et des mégots écrasés, des emballages en plastique, ainsi que des prospectus en tous genres qu’une brise faisait frémir, formaient au sol d’étranges figures. Des poubelles, qu’on avait alignées comme pour une exécution, béaient, tandis que, s’ouvrant comme des mâchoires, certaines cités donnaient l’impression d’être aux aguets, à l’affût du moindre signe de vie. Et, de temps en temps, récompensées par leur patience, elles engloutissaient une âme qui disparaissait soudainement à la vue des hommes. Des chats rôdaient, longeant des porches aux vitres étoilées, décorés de fausses plantes et de tags dessinés au feutre rouge. Un étranger à ces lieux aurait frémi en lisant, à cette heure de la nuit, ces insultes obscènes, ces signatures et ces sentences de mort qui s’étalaient le long des murs et dont la teinte pourpre ne pouvait évoquer à un tel moment que la couleur du sang.
Périodiquement, la nuit chantait ses refrains habituels où se mêlaient des sirènes de véhicules de police, des alarmes et des grondements de trains de marchandises venant du nord et du sud. Tous ces bruits cependant, qui en automne sonnent comme des requiem, n’étaient que murmures, car Sarcelles, ce soir, était en harmonie avec le reste de l’univers ; étoiles et lampadaires brillaient du même éclat, égouts et trous noirs se faisaient face et fraternisaient dans les mêmes ténèbres.
En cette si belle nuit d’été, toutes les cités de Sarcelles étaient anormalement calmes, peut-être intimidées par ce spectacle rare. Au quatorzième étage d’une tour qui en comptait quinze, un homme à la voix martiale, les deux poings serrés sur la balustrade de son balcon, donnait un cours d’astronomie à sa fille. La soixantaine, le visage chafouin, il avait le front petit, des yeux clairs, une dentition régulière que le tabac avait rendue jaunâtre. Il portait une luxuriante moustache grisonnante dont il était fier et qu’il entretenait chaque matin depuis vingt ans. Une coupe à la brosse ainsi qu’une médaille sobre étaient censées rappeler son glorieux passé militaire. De nature sèche et nerveuse, il était de petite taille, appartenant à cette race de vétérans qui, bien qu’ayant un aspect malingre, résistent admirablement à tous les chocs et finissent la plupart du temps centenaires. Seulement, cela faisait plus d’un demi-siècle que le foie de Raymond Bouchard était mis à rude épreuve. Le bonhomme était alcoolique et ne jurait que par le vin de pays. C’étaient des litres de bibine bus à toute heure, de celle qu’on ne trouve qu’en briques et tout en bas des rayonnages – les bouteilles en verre, comme les liqueurs du bistrot d’en face, étant un luxe qu’il ne s’offrait que les jours fastes, ces jours heureux où il gagnait aux jeux, et tous les huit de chaque mois quand il percevait sa maigre retraite.
Comme pour fêter cette nuit magnifique, trois bouteilles flanquées d’un verre à moutarde trônaient sur la rambarde du balcon. Raymond Bouchard, vêtu d’une chemise en cotonnade, se sentait merveilleusement bien. Une brise l’enveloppait, charriant avec elle un parfum de mangue qu’il humait et expirait dans de longs soupirs d’aise. Ce soir, l’alcool n’était pas l’unique source de son euphorie. Il avait des élans d’amour envers l’humanité tout entière. Les piqûres des moustiques n’étaient que chatouillis, le boum boum d’une ligne de basse qui vibrait dans la cité pulsait au rythme de son cœur. Il souriait, il avait gagné en fin d’après-midi 1 000 euros au poker. Ce ciel étoilé l’exaltait, le rendait poète. Depuis un quart d’heure, il énumérait avec l’aplomb d’un scientifique les constellations, tentant de conter à sa fille les histoires de ces monstres et de ces héros mythologiques qui avaient donné leur nom illustre, disait-il avec emphase, à tous ces corps célestes. Des centaures combattaient des dragons qui dévoraient des vierges, Orion épousait Andromède et, enfin, on apprenait qu’Hercule n’était pas grec mais français. Il hésitait quelquefois sur la dénomination d’un astre mais finissait toujours par lancer d’un ton péremptoire un nom au hasard, bouleversant la carte du ciel, mettant l’étoile Polaire au sud, les nuages de Magellan dans l’hémisphère Nord…
« Voici Sirius », cria-il, en désignant du doigt la pâle lueur d’un satellite japonais.
Figée dans une attitude grave, Marie l’écoutait à peine. Semblant plus captivée par ses mimiques que par l’éclat immobile des galaxies, elle guettait un signe sur le visage de son père avec une vigilance teintée de désespoir. Durant toute cette journée, elle avait été confuse et agitée, comme un plongeur hésitant au bord d’une haute falaise. Maladroite dans ses cajoleries, elle lui avait offert une bouteille de parfum, avait ri à toutes ses plaisanteries et s’était prêtée volontiers, la nuit venant, à cet exposé délirant. Mais rien n’y avait fait, elle ne parvenait pas à sauter le pas… La chose qu’elle avait à lui confier était si lourde qu’elle lui ankylosait la langue. Démoralisée soudain, elle murmura : ô Seigneur, aide-moi. Elle aurait tant voulu entretenir sa gaieté, la décupler même, avec des questions, des cris d’admiration. Mais plus le temps passait et moins elle s’en sentait le courage. Droite et stricte dans sa longue robe noire, elle semblait statufiée, respirant à peine, n’osant dire un mot. Le pauvre bonhomme, ravi de l’avoir à ses côtés, sa fille ayant la fâcheuse habitude de s’enfermer dans sa chambre à chaque fois qu’il buvait, continuait d’un ton doctoral à torturer la carte du ciel, allant d’extravagance en extravagance à mesure que ses bouteilles se vidaient.
Puis, brusquement, il se tut, rayonnant, un sourire béat aux lèvres :
« Tu vois, Marie, ça me rappelle le Sahara, le beau ciel limpide du Sahara où on y voyait comme en plein jour avec les gars. »
À cette évocation, la jeune femme frémit. Elle sut immédiatement qu’il fallait détourner son père de ses souvenirs militaires. Désignant un astre au hasard, elle lui demanda d’un ton guilleret :
« Dis-moi, papa, c’est bien la Grande Ourse là-bas ?
— Pour sûr, poursuivit-il, c’était autre chose, pas comme cette grisaille dégueulasse qu’on se tape tout le temps à Paname. Un soir, j’me rappelle, c’était du côté de Tamanrasset, j’crois bien, j’me suis amusé à compter les étoiles. J’ai dû m’arrêter à trois cent avant que ça commence à m’embrouiller la tête. Y en avait des grosses, des p’tites, des rouges même, et elles étaient tellement chouettes qu’on aurait dit des pièces neuves de 5 francs ! »
Ses yeux se fermèrent et il inspira longuement.
« Mais on voyait mieux le ciel en France avant, y avait moins de pollution, non ? s’enquit Marie, qui fit une prière pour que son père change de sujet. Tu m’as pas dit que grand-père t’avait offert un télescope pour tes dix ans ?
— C’est bien vrai c’que tu dis, y avait moins de cochonneries avant dans le ciel, on voyait parfaitement la lune et on ne risquait pas de la confondre avec un lampadaire. Encore que moi, ça ne m’a jamais posé de problèmes, les nuits bien sombres, même pour défourailler un hibou à cinquante mètres ! T’as beau me considérer comme un moins que rien, ton père, c’est pas n’importe qui ! » grogna-t-il en se resservant un verre.
Marie se demandait avec angoisse quelle direction allait prendre ce discours d’ivrogne. Il allait lui parler de sa vue, elle en était certaine, mais après, allait-il lui relater l’une de ses fameuses parties de chasse nocturne ? Elle l’espérait car cela le rendait joyeux, d’ordinaire. « Parce que je suis nyctalope, reprit-il d’une voix forte, je t’ai déjà dit ce que ça signifiait ? Oui hein ? T’es pas idiote comme cet abruti de Dédé qui pensait que c’était une insulte. Ça veut dire que j’y vois dans l’obscurité, et c’est même pour ça que le colonel Berthier, c’était mon chef quand j’étais chez les paras, tu sais bien, m’avait demandé de rejoindre l’OAS parce qu’ils avaient besoin d’un sniper qui puisse opérer de jour comme de nuit. Ah ! Si on l’avait gardé, ce pays, on en aurait fait quelque chose de propre, j’étais prêt à y vivre, moi, et on s’y serait installés avec ta pauvre mère qui aimait tant le soleil et la plage ! Pourriture de De Gaulle ! »
Et il tomba dans une sombre méditation.
L’alcool seul ravivait cette plaie vive qu’était la guerre d’Algérie. À jeun, Bouchard n’y pensait que rarement. Il avait une crise de temps à autre, d’autant plus aiguë qu’il avait sincèrement aimé cette terre d’Afrique, ses parfums, ses couleurs, son peuple même. Il avait combattu vaillamment jusqu’à sa dernière cartouche, atteignant ses cibles avec une précision redoutable qui lui avait valu d’être remarqué par le général Salan… Belle époque… Même si, à la fin, il avait dû s’enfuir comme tous ses camarades, la rage au cœur.
Durant une vingtaine d’années, longtemps après l’amnistie des activistes de l’organisation secrète, en 1968, Bouchard exerça le métier de mercenaire en Afrique, tint un bar avec un légionnaire corse à Bangkok, devint riche un temps dans l’exploitation d’une mine d’or australienne, pour revenir les poches vides, en 1981, en France, à Sarcelles. De continent en continent, il avait couru derrière la fortune, la tenant parfois, mais celle-ci, le narguant, avait toujours fini par glisser entre ses doigts avides. Aussi cette course acharnée à travers le monde ne lui avait-elle laissé qu’un fond d’amertume. Devenu insociable, il ne lui restait plus que l’alcool et les jeux de hasard pour alimenter sa fièvre de jouissance. Ainsi avait-il épousé une Alsacienne, forte comme un homme, gardienne de l’immeuble où il vivait aux crochets de l’un de ses anciens subordonnés d’Algérie. Cette femme dure à la tâche, qui fumait la pipe comme un capitaine de galion, lui avait tout de suite plu. Elle écoutait ses fanfaronnades sans broncher, n’exigeait pas qu’il travaillât et lui offrait, les jours de fête, une bouteille de dix à quinze ans d’âge. En 1989, ils avaient eu une fille, Marie, qui, très jeune, avait suivi sa mère à des heures ingrates dans les caves de Sarcelles, pour l’aider à ramasser les poubelles, son père ne se levant que très tard dans la matinée. Celui-ci avait été profondément déçu de ne pas avoir eu un fils et il en avait longtemps voulu à sa femme, sa virilité, pensait-il, étant comme entachée par ce revers. Chaque jour, de nouveaux griefs s’ajoutaient à une liste déjà longue. Il injuriait son épouse, l’accablait de remarques acerbes, la menaçait, n’obtenant d’elle que des regards placides, ce qui l’exaspérait davantage. Cependant, jamais il n’osa en venir aux mains, car il craignait, face à cette force tranquille, de ne pas avoir le dessus. Jaloux de sa fille qui lui volait l’attention exclusive de sa femme, il se plaignait continuellement. On le considérait, selon lui, dans sa propre maison, comme un moins que rien, le chat, disait-il, était mieux traité, et Christine ne l’avait jamais aimé et ne l’avait épousé que pour le prestige d’être avec un militaire. Quelquefois, les dents serrées, il fixait le ciel de longues minutes durant, le plus souvent, il brisait de la vaisselle, finissant toujours par obtenir un peu d’argent. Son larcin en poche, avant d’aller jouer aux cartes au café du coin, il s’excusait de sa brutalité et évoquait d’un ton persuasif d’anciennes dettes obscures qui lui pourrissaient l’existence, et qui risquaient de mettre sa vie et celle de toute sa famille en danger.
Il n’avait jamais su si sa femme était profonde ou simple d’esprit. Ses silences, son air mélancolique ainsi que sa pipe qui dégageait une fumée âcre et grise lui octroyaient une sorte d’aura mystérieuse qui l’avait toujours impressionné. Mais, comme il réussissait à tous les coups à obtenir ce qu’il voulait, il concluait généralement qu’elle était stupide, et mettait ses succès faciles sur le compte de sa finesse et de son autorité naturelle. Cette brave femme était morte à cinquante-cinq ans d’un cancer du poumon. Bouchard avait été accablé, l’idée de devoir peut-être travailler l’avait rendu mélancolique. Une nouvelle gardienne ayant été affectée à l’immeuble, ils furent contraints de déménager dans une tour de quinze étages au cœur d’une cité mouvementée.
Marie venait d’avoir dix-huit ans. Son père l’avait vivement encouragée à abandonner ses études car il ne voulait pas, disait-il, que sa « fifille » soit plongée dans la misère, ce qui leur arriverait à coup sûr si elle ne trouvait pas un emploi immédiatement. Comme toujours, elle l’avait écouté, interrompant son cursus d’infirmière, pour enchaîner les petits boulots entre Sarcelles et Paris. Lui restait sans occupation et exigeait financièrement de sa fille ce qu’il exigeait naguère de sa femme.
La malheureuse, inconsolable depuis la mort de sa mère, avait trouvé un second foyer chez les Stiti, qui vivaient au dernier étage de la tour, juste au-dessus de leur appartement.
C’était une famille tunisienne installée à Sarcelles depuis trente ans et dont la mère, Malika, et l’une de ses filles avaient été émues par cette jeune femme aux grands yeux tristes qui semblaient tant s’intéresser à leur culture et à leur religion. Marie passait tout son temps libre avec Anissa qui était de deux ans son aînée et cuisinait avec Mme Stiti, laquelle tenait, pour une raison obscure, à lui apprendre toutes les recettes de son pays. Parfois, elle descendait avec des plats tunisiens. Son père, alors, grommelait à la vue de cette nourriture suspecte qu’il finissait pourtant jusqu’à la dernière miette.
« Tu vas mal finir si tu continues à fréquenter des Arabes ! » lui crachait-il, lorsqu’il n’avait rien à boire.
Bouchard avait toujours été vexé que les Stiti vivent au-dessus de sa tête. Lui qui percevait chaque étage gravi comme un grade supplémentaire trouvait cela humiliant. Chaque jour, à son réveil, il se mettait sur son balcon pour observer la ville et ses habitants, adoptant les postures d’un général commandant une manœuvre du haut d’une colline. Durant ces instants intenses où il fumait sa première cigarette, il ne voulait voir personne. Mais quelquefois, lorsque le soleil était au rendez-vous, Mme Stiti apparaissait avec un tas de vêtements ruisselants qu’elle suspendait à sa balustrade. Les gouttes claires et froides alors venaient s’écraser sur la parfaite coupe à la brosse du bonhomme. Parfois encore, la ménagère époussetait par mégarde un tapis au-dessus de sa tête ou son fils Mounir, un galopin de dix ans, lançait des bombes à eau sur ses fenêtres. Dans ces moments-là, il avait des envies de meurtre et rêvait de le tuer, lui et toute sa famille. En outre, il n’aimait pas voir sa fille en compagnie de cette Anissa qui portait le foulard et qui baissait toujours le regard devant ses coups d’œil inquisiteurs. Il préférait son grand frère Hakim qui, comme lui, avait la passion des armes et qui s’était lui aussi engagé dans l’armée de terre.
L’année de son arrivée dans ce quartier, ils s’amusaient, chacun sur leur balcon, à dégommer des bouteilles en plastique que le soixantenaire lançait et que le jeune homme trouait immanquablement avec un pistolet à plombs. Bouchard, qui n’estimait que la force, avait tout de suite apprécié ce garçon qui, comme lui, appartenait à la race des tueurs. Il lui avait appris des stratagèmes et des combines de mercenaires, l’avait entraîné durement dans des champs abandonnés, et l’avait orienté vers l’armée professionnelle. Le quartier s’était étonné de cette amitié et Mme Stiti, qui n’aimait pas son voisin, s’en était inquiétée, Bouchard ayant une réputation détestable dans tout Sarcelles. Tout le monde ici avait entendu parler de ce militaire qui avait, à l’époque, terrorisé une cité à lui seul. Mais depuis la fin des années 1980, l’ex-membre de l’OAS s’était considérablement adouci. Il savait que l’époque où l’on pouvait traiter les jeunes de « sales melons » était révolue. Il avait trouvé plus sage de faire de grands sourires hypocrites aux bandes du quartier, allant même jusqu’à évoquer le beau soleil d’Algérie avec les plus pacifiques d’entre eux, sans savoir que son salut, dans ces moments-là, n’était dû qu’à Hakim. D’anciens habitants avaient évoqué ses méfaits du temps où il vivait dans l’allée La Bruyère au rez-de-chaussée d’un immeuble bas avec sa femme et sa fille. Il menaçait alors avec un fusil à lunette les enfants qui jouaient devant sa fenêtre et qui abîmaient la pelouse. Parfois, lorsqu’il était soûl, il tirait, à défaut d’abattre ces monstres, sur des ballons de football que les gamins, par provocation, balançaient en riant sur ses volets. L’alcoolisme dans lequel il avait sombré avait, d’année en année, sapé son courage. Mais Raymond Bouchard, malgré son air minable, était un lion. Un être qui pouvait manipuler froidement des explosifs une cigarette en bouche et qui, une arme en main, se transfigurait en une machine à tuer.
Plus mercenaire que patriote, il ne respectait que la violence, quelle que soit sa couleur. Il crevait de jalousie de voir des dealeurs s’enrichir quand lui vivotait comme un misérable. Ne s’embarrassant pas de morale, il aurait été prêt à braquer la Banque de France avec tous les bamboulas de sa ville si ces derniers, au lieu de le mépriser, lui avaient proposé un tel coup. Aussi était-il tombé dans ce racisme exubérant par dépit, par bravade, rejetant les autres parce qu’il se sentait rejeté.
Naturellement, il était persuadé d’appartenir à la race supérieure et il n’y avait aucune acrimonie dans cette certitude à l’encontre des autres cultures. Les uns avaient des tam-tam, les autres Beethoven, voilà tout.
N’ayant pas les moyens de déménager dans une ville plus prospère, où il aurait fini par détester les riches de son quartier autant qu’il haïssait les nègres et les bougnoules de sa tour, il subissait l’immigration, se remémorant avec nostalgie l’époque où lui était le chasseur et eux, de misérables proies.
« Ah ! C’est comme je te le dis, Marie, ça me rappelle le ciel du Sahara quand on traquait les fellouzes avec les gars de la division Cobra. En ce temps, tu peux me croire, ils ne faisaient pas les malins, ces chameaux ! »
Il jeta un coup d’œil circulaire afin de vérifier si on les observait. Percevant un bruit venant de l’étage du dessous, il vit M. Konaté, un géant athlétique qui travaillait comme vigile au centre commercial, ramasser des mangues qu’il avait laissées sécher sur son balcon et se demanda, avec angoisse, si le Malien l’avait entendu. Il en avait assez de ne plus pouvoir s’exprimer librement dans son propre pays. Tous ses voisins étaient des étrangers plus ou moins hostiles à son égard. Au-dessus des Tunisiens, en dessous des Maliens et, sur sa gauche au même étage, séparé par un muret de béton blanc, se trouvait son pire cauchemar, les Féraoui, une famille algérienne dont les garçons, braqueurs, dealeurs et faussaires, représentaient une prison à eux seuls. Les Stiti partageaient leur palier avec un couple de juifs tunisiens, dont les enfants avaient émigré en Israël. Bouchard s’était fait un devoir d’affirmer son autorité dans ce carré mortel. Lorsqu’un noceur mettait de la musique un peu fort, il faisait résonner des chants patriotiques, sans parvenir toutefois à prendre le dessus, son appareil étant de piètre qualité. On assistait alors à une épouvantable cacophonie dans la cité, mélange de raï, de rap, de soukous et de musique militaire qui n’incommodait pas les autres locataires, plus tolérants sur le chapitre du bruit et des odeurs. L’ancien para enrageait souvent, et il s’était juré d’acheter une chaîne Hi-Fi ultra-puissante, dont il mettrait les baffles sur le balcon, afin de tous les rendre dingues, petits et grands, jusqu’à des heures impossibles, et rappeler enfin à ces cannibales qu’on était encore en France et pas en Bamboulie.
Une nuit qu’il s’était plaint du bruit chez ses voisins algériens, une petite morveuse de seize ans lui avait rétorqué, en lui souriant insolemment, qu’ici on était en HLM et que si cela le dérangeait il n’avait qu’à s’installer à Neuilly, ou éventuellement en discuter avec son père et ses quatre frères qui étaient beaucoup moins diplomates qu’elle. Plus les années passaient et plus il haïssait cette banlieue. Il était las et, malgré ses soixante-neuf ans, se sentait très vieux. Lui qui n’avait jamais été dévot rêvait de petites églises, de bonnes sœurs bienveillantes et de curés de village. Il enviait les bûcherons, leurs cabanes isolées dans les bois, et songeait avec mélancolie aux montagnes du Jura, à l’herbe verte de Normandie et à des forêts giboyeuses comme celles de son enfance. Quelquefois, il s’imaginait se promenant à travers la garrigue sous le soleil du Midi, festoyant avec de braves paysans dans de gigantesques buffets campagnards au son de l’accordéon. Il admirait les Corses qui savaient se faire respecter sur leur île, les Basques et les Bretons qui défendaient farouchement leur identité. La province tout entière brillait dans son esprit comme un Eldorado.
Ses souvenirs, comme toujours, l’avaient rendu triste. Les étoiles lui paraissaient moins brillantes et l’odeur des mangues sèches qui remontait jusqu’à ses narines commençait à lui retourner l’estomac. Il se pencha, plongea son regard dans la cité, et il lui sembla que l’enseigne au néon de la boucherie halal lui faisait des clins d’œil comme pour le narguer.
« Je crois que je vais aller me coucher. N’oublie pas de verrouiller la lourde et, surtout, si tu restes sur le balcon, ferme bien la porte-fenêtre, on ne sait jamais avec les autres. »
Marie, qui avait respecté sa méditation sans le quitter des yeux, était au désespoir. Sans oser réagir, elle avait suivi sur son visage les différentes phases qui l’avaient mené inexorablement de l’euphorie à une sombre mélancolie. Elle qui, toute petite, s’était habituée aux sautes d’humeur de son père avec la même fatalité qu’un vieux marin aux prises avec les caprices de la mer, était cependant surprise de la vitesse à laquelle s’effectuaient depuis peu ces changements. Ces fulgurances, pensait-elle, étaient dues à l’alcool qui lui avait depuis longtemps détraqué les nerfs, le faisant passer sans transition d’un accablement sans fond à des joies folles.
« Attends papa, j’ai quelque chose de très important à te dire. »
Cette phrase formulée dans un souffle alerta le vieil homme, et il remarqua pour la première fois l’air singulier de sa fille.
« Je t’écoute. »
Un silence se fit, la jeune femme rougit, baissa la tête, respira à fond comme avant un plongeon en eau profonde. Après quoi, elle débita ces quelques mots d’une seule traite :
« Hakim va venir demain à la maison te demander ma main. »
Bouchard dessoûla immédiatement. Il fut saisi de vertige, faillit passer par-dessus la balustrade.
« Tu peux me répéter ça ? » croassa-t-il.
Marie semblait transfigurée soudain, hostile, elle fixait son père sans ciller, crachant sa tirade d’un ton dur et passionné.
« Oui, je sais, c’est un Arabe, mais je l’aime et d’ailleurs tu es injuste. Hakim est un gentil garçon qui t’apprécie et qui t’a toujours rendu service. Il m’a juré qu’il ne ferait plus de bêtises et qu’il commencerait à travailler dès lundi, et même si c’est qu’au McDonald’s, ça reste un boulot quand même avec un salaire à la fin du mois. Il m’aime, je l’aime. Nous allons nous marier et prendre un appartement à Sarcelles pas loin d’ici, je continuerai à t’aider financièrement, ne t’inquiète pas. »
Bouchard suffoquait. Il resta prostré un long moment, ses yeux d’acier plongés dans ceux de sa fille comme deux rayons mortels transperçant la surface d’une eau claire. Lui, qui d’habitude sentait venir les mauvais coups comme un chien renifle la peur, n’avait pas su prévoir cette machination. Lors de ses diatribes, il avait toujours interprété les silences de Marie comme des acquiescements. D’ailleurs, lorsqu’elle était enfant, elle riait de bon cœur de ses blagues racistes et se méfiait excessivement, sans qu’il eût à la prévenir, de ces Arabes et ces Noirs qui l’embêtaient dans la cour de récréation et lui volaient ses billes. Durant son adolescence, il ne l’avait jamais surprise avec l’un d’entre eux, elle si belle, la seule blonde de la cité que tous ces jeunes affamés convoitaient, et dont aucun ne pouvait se vanter de lui avoir soutiré ne serait-ce qu’un sourire. Cette pudeur, que chacun expliquait à sa manière, les uns y voyant de l’arrogance, les autres une déviance sexuelle, avait convaincu Bouchard que sa fille n’était attirée que par les Blancs et qu’elle considérait comme lui le métissage comme une forme de trahison. Sans s’être véritablement penché sur le sujet, il se disait qu’elle fréquentait les Stiti par goût des choses exotiques et, surtout, parce qu’elle se sentait seule depuis la mort de sa mère. Jamais, au grand jamais, il n’aurait imaginé une telle alliance. Et ce ton qu’elle avait employé à son égard ! Comment avait-elle pu lui parler ainsi ? Elle si calme, si réservée d’habitude. Cette révolte de Marie l’avait anéanti. Pour la première fois de sa vie, il douta de lui, de ses convictions, se demanda s’il avait été un bon père et pensa à ce jeune homme qu’il appréciait au fond.
Le vieux militaire se sentit très las, résigné comme après une défaite écrasante.
« J’ai raté l’éducation de ma fille », murmura-t-il en regardant ses chaussons.
Ses paroles l’attendrirent et il eut pitié de lui-même. Il fut fier de ressentir une telle émotion. Il voulut pleurer, se concentra même, mais n’y parvint pas. Il se voyait déjà errant dans le métro avec d’autres clochards, qui le battraient et lui voleraient le fruit de sa mendicité. Le Samu, un corbillard, des « fellagas » se moquant de lui en lui jetant des pierres, tout cela défila dans son esprit. Mais l’idée subite qu’un autre allait profiter de l’argent de sa fille et que lui, son père, devrait se contenter d’une somme misérable métamorphosa son apitoiement en une rage folle. On l’avait floué, on voulait sa mort, cette égoïste ne pouvait le laisser seul dans ce grand appartement, comment ferait-il pour payer toutes les factures, il touchait si peu ?
« Non, Marie, tu ne partiras pas d’ici tant que je serai encore vivant ! Je ne laisserai jamais ma fille épouser une racaille. Cette ordure à qui j’ai tout appris ! »
Une ombre apparut aux pieds de Bouchard. Vivement, il se dressa et vit Anissa qui, penchée sur sa balustrade, le regardait avec curiosité. La musulmane, inquiétée par ces éclats de voix, était venue voir comment s’en sortait sa future belle-sœur.
« Dégage, sorcière, hurla-t-il. Tout ça, c’est de ta faute. Après l’argent de la France, vous voulez le fric de ma fille, mais, foi de para, vous n’aurez rien, y a des lois dans ce pays ! »
Anissa, épouvantée, rentra précipitamment chez elle. Bouchard, qui se mordait furieusement la moustache, prit l’une des bouteilles face à lui et la jeta de toutes ses forces vers le centre commercial, alors que Marie, satisfaite d’avoir dit ce qu’elle portait sur le cœur depuis si longtemps, souriait paisiblement.
« On verra bien, tu vas voir ce que je vais lui faire à ton bicot. Et efface-moi ce sourire de ta face, traînée. »
Sur ces mots, il quitta le balcon et alla s’enfermer dans sa chambre. La jeune femme, se penchant par-dessus le garde-fou, plongea son regard dans la place du Centre 4 qui se trouvait au pied de la tour et vit Hakim en compagnie de ses amis qui regardait dans sa direction. Elle lui fit un signe de la main et sortit son téléphone portable. Mais, au moment où elle allait appuyer sur le bouton d’appel, elle entendit un cliquetis métallique qui la glaça. Franchissant le seuil du salon, son père, le visage fermé, s’avançait en épaulant le fusil à viseur infrarouge qu’Hakim lui avait offert pour son dernier anniversaire.