La Juvénile Force
Faouzi Tarkhani

154 pages
13,3x20,3
12 euros
978-2-9564744-1-8
Chapitre 1
L’homme était dissimulé derrière le feuillage touffu d’un buisson. On n’apercevait que son turban vert et ses prunelles brillantes qui scrutaient un adolescent d’environ treize ans, qui lisait un livre, assis sur un banc. Ce garçon qu’on espionnait, s’appelait Chahine. Grand de taille pour son âge, il avait de longs cheveux bruns et bouclés, de beaux yeux noirs et pensifs.
Chahine était donc plongé dans la lecture du Coran, et ni le chant des oiseaux, ni les fleurs multicolores qui s’épanouissaient dans les arbres du plus grand jardin public d’Islapolis, ne parvenaient à le déconcentrer. Il connaissait les 114 sourates par cœur, et, à ses yeux, elles étaient plus belles que toutes les merveilles du monde.
Pourtant, même si le noble Coran l’absorbait, Chahine savait que, dans l’ombre, un individu louche le guettait. Cela ne l’inquiétait pas d’ailleurs, car il faisait jour, et il était capable de se défendre, et, même s’il se trouvait dans un coin isolé du parc, il y avait assez de passage pour obtenir l’aide de la police en cas de menace. Du moins l’espérait-il. En effet, Sultania, le pays aux mille montagnes et aux mille tours, et sa capitale ultramoderne, Islapolis, n’était plus une terre où régnait l’ordre. Depuis que l’Émir rouge, revenu d’exil, avait déclaré que, tant que le Sultan ne quitterait pas le pouvoir, il ne cesserait de mettre le pays à feu et à sang, les criminels, heureux de ce chaos, pullulaient tels des cafards dans une cuisine négligée. Une aura de mystère entourait cet Émir. Les journaux officiels affirmaient qu’il était le frère du Sultan et qu’il avait commis à l’âge de vingt ans des actes si horribles qu’il avait été chassé de Sultania. L’adolescent n’ignorait pas que la société dans laquelle il vivait était devenu dangereuse. De fait, il se sentait épié ces derniers temps, comme si une ombre menaçante planait au-dessus de sa tête. Or, l’homme au turban vert, même s’il le croyait inoffensif, ne faisait que renforcer cette impression. Mais Chahine avait confiance en Allah ﷻ, qui est le meilleur des protecteurs. Il poursuivit donc sa lecture sans un regard vers ce buisson suspect. Quelques minutes plus tard, Chahine ferma délicatement le Coran, et c’est à ce moment-là qu’ils apparurent, déboulant d’un chemin de traverse. Trois jeunes de son âge, au visage tatoué d’un sabre rouge, parlant fort et lançant des regards mauvais dans toutes les directions. L’un d’entre eux fumait une cigarette, un autre, avec une crête mauve sur la tête et un nez pointu, ricanait bêtement. Quant au troisième, qui semblait être le chef, il balançait ses longs bras à la manière d’un orang-outan, tout en marchant d’un pas rapide et cadencé. Grand et musclé, les cheveux courts, les yeux gris et froids, il avait une tête de vrai dur.
Chahine leva les yeux au ciel, demanda pardon à Allah ﷻ pour ce triste spectacle. Le plus grand malheur des habitants de Sultania, et de sa jeunesse en particulier, était qu’ils accordaient de moins en moins d’importance aux principes de l’Islam, leur religion pourtant.
« Qu’Allah ﷻ les guide », murmura-t-il. Et il les observa de ses grands yeux sages et pensifs, alors que les trois énergumènes, piétinant un parterre de fleurs, bifurquaient dans sa direction.
Chahine n’avait pas peur, peut-être parce que, malgré ses treize ans, il était d’une force et d’une rapidité exceptionnelles, peut-être aussi parce que, depuis l’âge de sept ans, il prenait des cours de judo et de karaté, et que dans cette dernière discipline il avait obtenu depuis peu la ceinture noire premier dan. Le chef de la bande se planta devant Chahine, le dévisageant d’un air furieux. Un peu plus loin, deux yeux attentifs se plissèrent dans les buissons. Les oiseaux cessèrent de chanter, le silence devint épais, il y eut de l’électricité dans l’air comme avant une tempête.
« Qu’est-ce que tu fais sur mon banc ? » aboya le caïd.
Chahine détestait la violence gratuite, et il ne se battait qu’en cas d’extrême nécessité. Il tentait toujours de raisonner ceux qui lui cherchaient des noises, s’éloignant sans dire un mot quand la situation devenait critique, quitte à ce qu’on le traite de peureux. Se bagarrer, pour lui, consistait avant tout à se défendre et, quand il était obligé de mettre des coups, il ne frappait jamais au visage. Ainsi, tout en se levant, répondit-il poliment :
« Désolé, je ne savais pas que ce banc avait ta préférence. Et, même si, autour de nous, il y en a bien une dizaine de libres, j’aurais dû remarquer que seul celui-ci était tagué d’un sabre rouge. D’ailleurs, j’étais sur le départ car l’heure de la prière approche. Saurais-tu s’il y a une mosquée à proximité ? Nous pourrions même nous y rendre ensemble ! » conclut-il dans un sourire éblouissant.
Le chef de la bande se gratta la tête d’un air perplexe, dansant d’un pied sur l’autre. L’attitude franche de Chahine l’avait déstabilisé et, surtout, il n’avait détecté aucune moquerie dans cette proposition bizarre. Ce garçon était sincère, et c’était perturbant. Aussi resta-t-il silencieux, ne sachant quoi dire. Crête mauve se tenait les côtes à force de rire. Et il ne cessait de répéter :
« Samir, à la mosquée ? Je n’ai jamais entendu une blague si drôle !
— Une blague ? s’indigna Chahine. Comment peux-tu rire d’un sujet si sérieux ? Et pourquoi ne pourrait-il pas m’accompagner ? Ne croit-il pas, tout comme nous, au Seigneur des mondes ﷻ ? »
Cependant les ricanements de Crête mauve avaient mis en colère Samir, qui écrasa la basket de son camarade pour le faire taire. Mais cet objectif ne fut pas atteint, car, au lieu de se calmer, Crête mauve hurla formidablement, sautillant sur une jambe en étreignant son pied endolori. Réaction tout à fait compréhensible : Samir avait des chaussures redoutables, avec de grosses semelles et des bouts renforcés.
« Laisse-moi examiner ton pied, proposa Chahine, j’ai quelques notions en médecine.
— Toi, ne me parle pas ! rugit Crête mauve. À la base, c’est toi qu’on était venus agresser et, finalement, c’est à moi qu’on écrabouille le pied, alors que j’appartiens à la bande des Sabres rouges, et pas toi ! Notre code n’a pas été respecté. »
Ces paroles pour le moins pertinentes rappelèrent Samir à ses obligations de chef de gang et, par là même, réveillèrent ses mauvais instincts. Il avait tout de même juré qu’en tant que premier membre des Sabres rouges il défendrait toujours l’honneur des siens, et qu’il ne les humilierait jamais en public. Cela appartenait effectivement à leur code, un code étrange, plus proche du grand banditisme que de la chevalerie, qu’ils modifiaient plusieurs fois par jour en fonction de leurs intérêts. Aussi, pour le coup, la révolte de Crête mauve lui parut-elle légitime. Il devait sévir, même si l’idée de s’en prendre à ce garçon lui causait un malaise inexplicable. Voilà pourquoi il décida qu’au lieu de fracasser la tête de Chahine avec ses terribles souliers, il allait le dépouiller de son argent, ce qui était à ses yeux, une décision d’une grande clémence. Aussi lança-t-il :
« Oui, tu étais sur mon banc, et il va falloir que tu me paies un prix de location de 100 dinars si tu ne veux pas passer un mauvais quart d’heure. »
Calmement, Chahine répondit :
« Désolé, je n’ai pas d’argent sur moi, mais je peux te donner ce livre si tu préfères, grande est sa valeur. Nous pouvons même commencer à le lire ensemble, si tu veux », dit-il en accompagnant sa proposition d’un sourire encore plus éblouissant.
Et il lui tendit son exemplaire du noble Coran. Mais Samir, qui avait reconnu le Livre saint, recula précipitamment, et il y avait une crainte respectueuse dans ses yeux. Le pauvre chef de gang était complètement désorienté. Il se gratta la tête encore plus furieusement. Jamais il n’avait croisé un être si étrange… Habituellement, ses victimes le suppliaient, l’injuriaient ou tentaient de fuir. En aucun cas, elles ne lui souriaient ni ne lui proposaient de lire le Coran ou de se rendre à la mosquée. Il avait peine à l’admettre, mais il se sentait incapable de faire du mal à ce garçon et, surtout, il le trouvait aimable, ce qui était un choc, une révolution, car Samir détestait tout le monde. Il y avait un problème, cependant. Crête mauve, qui jetait des regards meurtriers vers Chahine, attendait que son chef punisse cet impudent qui avait osé squatter leur banc. Que penseraient les membres de son gang s’il le laissait filer ? Non, faire preuve de faiblesse ne pouvait que nuire à sa réputation de caïd. Tout de même, il était Samir, le chef des Sabres rouges, le grimpeur le plus agile de tout Islapolis, qui avait un jour escaladé sans filet de sécurité une tour de cinquante étages en moins d’une heure et qui, avec ses longs bras musclés et ses chaussures dévastatrices, distribuaient des coups terribles à tous ceux qui osaient le défier. Que faire alors ? Son cerveau était proche de l’explosion. Désormais, il se griffait la tête avec une furie de chat sauvage. Chahine souriait toujours, Crête mauve s’impatientait, tandis que, dans le buisson, il y eut un frémissement.
Brusquement, le chef de gang eut une illumination, une idée géniale, espérait-il, qui allait lui permettre de sortir de ce dilemme sans casse. Il dit :
« Laissez tomber, les gars, je crois que ce type est fou, et les Sabres rouges ne s’attaquent pas aux fous, j’inclus officiellement cette nouvelle loi dans notre code. Allons rejoindre le reste de la bande », conclut-il, en tournant le dos à Chahine.
Puis il s’éloigna de son pas rapide et cadencé sans un regard en arrière.
« Mais il n’est pas fou ! s’indigna Crête mauve. Revenez, les gars ! »
Mais Samir et le troisième membre des Sabres rouges ne tinrent pas compte de ses protestations, et ils disparurent bientôt derrière un bouquet d’arbres, abandonnant Chahine et Crête mauve face à face.
« Bon, cracha ce dernier, si ces mauviettes ne veulent pas s’occuper de toi, c’est moi qui vais m’y mettre. Quelqu’un nous a promis 1 000 dinars si on t’envoyait à l’hôpital, et je compte bien empocher ce pactole. »
Et il envoya son poing en direction du visage de Chahine. Sa main, cependant, n’atteignit jamais son but, car Chahine, dans un mouvement foudroyant, l’avait esquivée. Contrarié dans son élan, Crête mauve était dans une position très inconfortable, en équilibre sur une jambe, un bras tendu, alors que son autre jambe fouettait l’air désespérément. On aurait dit une girouette malmenée par le vent, et Chahine pensa qu’avec sa crête et son nez pointu, ce triste individu aurait bien figuré dans une basse-cour.
Son équilibre et sa dignité recouvrés, Crête mauve tenta une nouvelle attaque, du pied cette fois-ci, le droit précisément, le même qui avait lié connaissance il y a peu avec l’une des chaussures de Samir, et ce fut aussi lamentable. Ce pauvre membre, chaussé d’une basket noire, se retrouva entre les mains de Chahine. Crête mauve n’en crut pas ses yeux. De sa vie, jamais il n’avait vu une telle rapidité d’exécution, et pourtant lui-même était vif, le plus véloce de la bande après Samir. De nouveau, il ne tenait plus que sur une jambe, battant l’air de ses bras, comme s’il tentait de s’envoler. Il ne manquait plus que le cocorico, il n’allait pas tarder. Soupirant, s’excusant presque, Chahine serra fort, très fort, car il voulait en finir rapidement avec cet énergumène, l’heure de la prière étant proche. Alors, Crête mauve poussa un gémissement horrible, un cri aigu plus proche du hululement de la chouette que du chant du coq, puis il s’écroula. Chahine s’accroupit à ses côtés, le déchaussa délicatement. Après quoi, une chaussette malodorante en main, il ausculta le pied de son agresseur.
« Cela devrait aller, in cha Allah, d’ici quelques jours, rien n’y paraîtra. J’espère que ton âme guérira plus vite que ton pied et que, bientôt, tu comprendras l’importance de la prière. Qu’Allah ﷻ te guide. Désolé, mais je dois vraiment y aller. »
Puis, récupérant son exemplaire du Coran, il s’éloigna d’un pas rapide.
Il aperçut, assis non loin sur un banc, un aveugle étreignant une canne blanche, couvert d’une capuche malgré la chaleur, et portant de grosses lunettes noires.
« Étrange que je ne l’aie pas remarqué avant », se dit-il. Puis il poursuivit sa route, saluant l’infirme au passage.
Lorsqu’il arriva à la hauteur du buisson dans lequel se dissimulait l’homme au turban vert, il lança :
« Vous devriez vous méfier, monsieur, j’ai entendu dire qu’il y avait énormément de serpents dans ce jardin public, et plus particulièrement dans le coin où vous vous cachez. Croyez-moi, ça n’est pas une blague. »
Soudainement, le buisson fut secoué de mouvements de panique, et des feuilles volèrent. On aurait dit qu’il tentait de s’arracher du sol pour rejoindre le ciel telle une fusée spatiale. Lorsqu’au bout d’une minute l’homme réussit enfin à s’extraire de cette végétation hostile, Chahine n’était plus là, l’aveugle non plus.